Umwm
f%m
9wm^
Digitized by the Internet Archive ■ in 2010 witii funding from University of Ottawa
[
littp://www.arcliive.org/details/v11revuedeparis1835brux
REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS.
ÉDiTio:v augme:vtée
DIS PRINCIPAUX ARTICLES DE LA
REVUE
DES DEUX MONDES.
TOME Kl.
NOVEMBRE 1855.
Bruxelles ,
Ë. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1835.
LE CHANDELIER.
PERSONNAGES.
MAITRE ANDRÉ , notaire. JACQUELINE , sa femme. CL AVAROCHE , officier de dra- gons. FORTUNIO, clerc.
clercs.
LANDRY, GUILLAUME, Une Servante. Un Jardinier, etc.
(Une petite ville.)
ACTE PREMIER
SCENE PREMIERE.
Une chambre à coucher.
JACQUELINE, dans son lit. Entre maître ANDRÉ en robe de chambre.
MAÎTRE AïVDRÉ.
Holà, ma femme! hé, Jacqueline ! hé, holà, JacqucUne, ma femme ! La peste soit de l'endormie ! Hé, hé, ma femme, éveil- lez-vous! Holà, holà ! levez-vous, Jacqueline. Comme elle dort! Holà, holà, holà, hé, hé, hé, ma femme, ma femme, ma
TOME XI. 1
6 REVUE DE PARIS.
femme! c'est moi, André, votre mari, qui ai à vous parler de choses sérieuses, Hé, hé, pst, pst, hem î brum ! frum ! pstf Jacqueline , êtes-vous morte ? Si vous ne vous éveillez tout à l'heure, je vous coiffe du pot à Teau.
JACQUELINE.
Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?
MAÎTRE ANDRÉ.
Vertu de ma vie, ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer les bras? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moir j'ai à vous parler. Hier au soir, Landry, mon clerc...
JACQUELINE.
Hé, mais, bon Dieu, il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître André, de m'éveiller ainsi sans raison ? de grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes malade ?
MAÎTRE ANDRÉ.
Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J'ai à vous parler maintenant ; songez d'abord à m'écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry , mon clerc; vous le connaissez bien....
JACQUELINE.
Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît ?
MAÎTRE ANDRÉ.
Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis; il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire. Mon honneur , madame , le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu cette nuit....
JACQUELINE.
Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt. N'est-ce pas à moi, mon cher cœur , de vous soigner et de vous veiller ?
MAÎTRE ANDRÉ.
Je me porte bien, vous dis-je; êtes-voui d'humeur à m'é- couter ?
REVUE DE PARIS. ^
JACQUELINE.
Eh! mon Dieu, vous me faites peur ; est-ce qu'on nous aurait volés "!
MAÎTRE ANDRÉ.
Non, on ne nous a pas volés. Mettez- vous-là, sur votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller, pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit. Comme il était dans mon étude....
JACQUELINE.
Ah! sainte Vierge, j'ensuis sûre! vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez.
MAÎTRE ANDRÉ.
Non, non, je n'ai point de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne voulez-vous pas m'écouter ? Je vous dis que Landry, mon clerc , a vu un homme, cette nuit , se glisser par votre fe- nêtre.
JACQUELINE.
Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.
MAÎTRE ANDRÉ.
Ah! ça. ma femme, êtes-vous sourde? Vous avez un amant, madame; cela est-il clair? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu'est-ce que cela si- gnifie ?
JACOCELINE.
Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.
MUTRE ANDRÉ.
Le voilà ouvert ; vous bâillerez après dîner ; Dieu merci , vous n'y manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline ! Je suis un'horame d'humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. J'étais l'ami de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme. J'ai résolu, en venant ici, de vous traiter avec douceur ; et vous voyez que je le fais . puisque avant de vous condamner je veux m'en rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer catégoriquement.
8 REVUE DE PARIS.
Si vous refusez, prenez garde. II y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne, bonne quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis long-temps.
JACQUELIIVE.
Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis ; vous rie parliez pas de ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de bonheur , ne se seraient pas , sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais quoi! la jalousie vous pousse ; depuis long-temps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l'évidence ? l'inno- cence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez plus puisque vous m'accusez.
MAÎTRE A^DRKi
Voilà qui est bon , Jacqueline, il ne s'agit pas de cela, tan- dry, mon clerc, a vu un homme....
JACQUELINE.
Eh! mon Dieu, j'ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me rebattre ainsi la tète? C'est une fatigue qui n'est pas supportable.
3IAÎTRE ANDRÉ.
A quoi tient-il que vous ne répondiez? JACQUELINE , pleuraut.
Seigneur, mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce que je vais devenir ! Je le vois bien, vous avez résolu ma mort; vous ferez de moi ce qu'il vous plaira ; vous êtes homme, et je SUIS femme ; la force est de votre côté. Je suis résignée; je iri'y attendais; vous saisissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus qu'à partir d'ici; je m'en irai avec ma bile, dans un couvent, dans un désert, s'il est possible : j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai dans mon cœur le souve- nir du temps qui n'est plus.
REVUE DE PARIS. 0
MAÎTRE ANDRÉ.
Ma femme, ma femme , pour l'amour de Dieu et des saints , est-ce que vous vous moquez de moi ?
JACQUELINE.
Aï ça, tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites?
MAÎTRE ANDRÉ.
Si ce que je dis est sérieux ^ Jour de Dieu ! la patience m'é- chappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.
JACQUELINE.
Vous, en justice?
MAÎTRE ANDRÉ.
Moi, en justice; fl y a de quoi faire damner un homme d'a- voir affaire à une telle mule ; je n'avais jamais ouï dire qu'on put être aussi entêté.
JACQUELINE, sautant à bas du lit.
Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? L'avez-vous vu, monsieur, oui ou non?
MAÎTRE ANDRÉ,
Je ne l'ai pas vu de mes yeux.
JACQUELINE.
Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice ?
MAÎTRE ANDRÉ.
Oui, par le ciel ! si vous ne répondez.
JACQUELINE.
Savez- vous une chose , maître André , que ma grand'mère a apprise de la sienne? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos , et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter. Quand on a des doutes , on les lève ; quand on manque de preuves, on se tait; et quand
1.
10 REVUE DE PARIS.
on lie peut pas démontrer qu'on a raison , on a tort. Allons, venez; sortons d'ici.
MAÎTRE ANDR£.
C'est donc ainsi que vous le prenez ?
JACQUELINE.
Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis.
MAÎTRE ANDRÉ.
Et où veux-tu que j'aille à cette heure ?
JACQUELINE.
En justice.
MAÎTRE ANDRÉ,
Mais, Jacqueline..,
JACQUELINE.
Marchez, marchez ; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.
MAÎTRE ANDRÉ.
Allons, voyons, calme-toi un peu.
JACQUELINK.
Non ; vous voulez me mener en justice , et j'y veux aller de ce pas.
MAÎTRE ANDRÉ.
Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien main- tenant.
JACQUELINE.
Non, je ne veux rien dire ici.
MAÎTRE ANDRÉ.
Pourquoi?
JACQUELINE.
Parce que je veux aller en justice.
REVUE DE PARIS. 1 1
MAITRE ANDRE.
Vous êles capable de me rendre fou , et il me semble que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde ! je m'en vais faire une maladie. Comment? quoi? cela est possible? J'étais dans mon lit; je dormais, et je prends les murs à témoin que c'était de toute mon ame. Landry, mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a médit de personne , le plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre ; il me le dit, je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie, et vous me dites des injures! vous me traitez de furieux, jus- qu'à vous élancer du ht et à me saisira la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai hors d'état pour huit jours défaire une addition qui ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme ! c'est vous qui me traitez ainsi !
JACOCELINE.
Allez, allez, vous êtes un pauvre homme.
MAÎTRE ANDRÉ.
Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me répondre? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement? Hélas! mon Dieu, un mot te sufifit. Pourquoi ne veux- tu pas me le dire ? C'était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre ; ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs , et nous ferions bien d'en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu n'en sais rien, je le vois bien ; ce n'est pas toi qui les encourages; ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons, donne la main ; est-ce que tu m'en veux, Jac- (luehne ?
12 REVUE DE PARIS.
JACQUELINE.
Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice ! Lorsque ma mère le saura , elle vous fera bon visage.
MAÎTRE ANDRÉ.
Hé ! mon enfent, ne le lui dis pas. A quoi bon faire part aux autres de nos petites brouilleries? Ce sont quelques légers nuages qui passent un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.
JACQUELINE.
A la bonne heure ; touchez là.
MAÎTRE ANDRÉ.
Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que je n'ai pas en toi la plus aveugle confiance? Est-ce que depuis deux ans tu ne m'as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline? Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout-à-fait dans ta chambre ; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne serais pas étonné que notre voisin , maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers; va, va, je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l'allée; nous rirons demain tous les deux.
JACQUELINE.
Je tombe de fatigue , et vous m'avez éveillée bien mal à propos.
MAÎTRE ANDRÉ.
Recouche-toi, ma chère petite; je m'en vais, je te laisse ici. Allons, adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans ton appartement; je n'ai pas ouvert une armoire; je t'en crois sur parole; il me semble que je t'en aime cent fois plus, de l'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je réparerai tout cela ; nous irons en campagne, et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai.
(Il sort.) {Jacqueline, seule, ouvre une armoire ; on y aperçoit, accroupi, le capitaine Clavaroche.)
REVUE DE PARIS. 15
cLAVAROGHE, softant de rarmoire. Ouf!
JACQrELI>'E.
Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu, mais non reconnu; vous ne pouvez revenir ici. Comment étiez-vous là- dedans ?
CLAVAROCHE.
A merveille.
JACQUELINE.
Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous faire ? Il faut nous voir, et échapper à tous" les yeux. Quel parti prendre? Le jardinier y sera ce soir; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller ailleurs, impossible ici; tout est à jour dans une petite ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.
CLAVAROCHE.
J'ai le genou et la tète brisés; la poignée de mon sabre m'est entrée dans les côtes. Pouah! c'est à croire que je sors d'un moulin.
JACQUELINE.
Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait , je serais perdue; ma mère me mettrait au couvent. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le paiera. Que faire? quel moyen? répondez! Voux êtes pâle comme la mort,
CLAVAROCHE.
J'avais une position fausse , quand vous avez poussé le bat- tant, en sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit de-vin.
JACQUELINE.
Eh bien! voyons! que ferons-nous ?
CLAVAROCHE.
Bon ! il n'y a rien de si facile.
H REVUE DE PARIS.
JACQUELINE.
Mais encore?
CLAVAROCHE,
Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez- vous à ma première affaire ? Je suis rompu ; donnez-moi un verre d'eau.
JACQUELINE.
Je crois que le meilleur parli serait de nous voir à la ferme-
CLAVAROCHE.
Que ces maris, quand ils s'éveillent , sont d'incommodes ani' maux ! Voilà un uniforme dans un joli élat, et je serai beau à la parade ! ( Il boit. ) Avez-vous une brosse ici ? Le diable m'em- porte, avec cette poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empêcher d'éternuer.
JACQUELINE.
Voilà ma toilette , prenez ce qu'il vous faut. CLAVAROCHE , 56 brossaut la tête.
A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est , à tout prendre, d'assez douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions nocturnes?
JACQUELINE.
Non , Dieu merci ! J'en suis encore tremblante. Mais songez donc qu'avec les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.
CLAVAROCHE.
Pourquoi sur moi?
JACQUELINE.
Pourquoi? Mais... je ne sais... il me semble que cela doit être; tenez, Clavaroche, la vérité est une chose étrange , elle a quelque chose des spectres; on la pressent sans la toucher.
CLAVAROCHE, ajustaut soir uniforme.
Bah ! ce sont les grands parens et les juges de paix qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que
REVUE DE PARIS. 13
tout ce qui ne se sait pas , s'ignore . et par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une bêtise; réflécliissez , vous verrez que c'est vrai.
JACQUELINE.
Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur qui est pire que le mal.
CLAVAROCHE.
Patience ! nous arrangerons cela.
JACQUELINE.
Comment ? parlez , voilà le jour.
CLAVAROCHE.
Eh' bon Dieu, quelle tête folle! Vous êtes jolie comme un ange avec vos grands airs etîarés. Voyons un peu, raellez-vous là , et raisonnons de nos affaires. Me voilà presque présentable et ce désordre réparé. La cruelle armoire que vous avez la. H ne fait pas bon être de vos nippes.
JACQUELINE.
Ne riez donc pas , vous me faites frémir.
CLAVAROCHE.
Eh bien! ma chère . écoutez-moi , je vais vous dire mes prin- cipes. Quand on rencontre sur sa route l'espèce de bête malfai- sante qui s'appelle un mari jaloux...
JACQUELINE.
Ah! Clavaroche , par égard pour moi!
CLAVAROCHE.
Je VOUS ai choquée ? (Il l'embrasse.)
JACQUELINE.
Au moins , parlez plus bas.
CLAVAROCHE.
Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier, c'est de se quitter. Mais celui-là nous n'en voulons luère.
16 REVUE DE PARIS.
JACQUELINE.
Vous me ferez mourir de peur.
CLATAROCHE.
Le second , le meilleur incontestablement , c'est de n'y pas prendre garde, et au besoin...
JACQUELINE.
Eh bien?
CLAVAROCHE.
Non , celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un mari de plume ; il faut garder Tépée au fourreau. Reste donc alors le troisième ; c'est de trouver un chandelier.
JACQUELINE,
Un chandelier ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?
CLAVAROCHE.
Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un schall ou un parapluie au be- soin; qui, lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise, et la suit dans la foule d'un œil mélan- colique, en jouant avec son éventail ; qui lui donne la main pour sortir de sa loge , et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire ; l'accompagne à la promenade , lui fait la lecture le soir; bourdonne sans cesse autour d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises; admire-t-on la dame, il se rengorge , et si on l'insulte , il se bat. Un coussin manque à la causeuse; c'est lui qui court, se précipite , et va le cher- cher là où il est, car il connaîtla maison et les êtres, il fait par- tie du mobilier , et traverse les corridors sans lumière. Il joue le soir avec les tantes au reversis et au piquet; comme il cir- convient le mari, en politique habile et empressé , il s'est bien- tôt fait prendre en grippe. Y a-t-il fête quelque part , où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé au point du jour, il est de- puis midi sur la place ou sur la chaussée , et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait om- bre , il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la dame ne l'encourage d'un sourire , et ne lui aban-
REVDE DE PARIS. 17
donne en valsant le bout de ses doigts qu'il serre avec amour; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge hono- raire , et les entrées aux jours de galas ; mais le cabinet leur est clos; ce ne sont pas là leurs affaires. Eu un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables ; il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce manne- quin commode se cache le mystère heureux ; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c'est de lui; tient-on des propos ? c'est sur son compte; c'est lui qu'on mettra à la porte, un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame ; c'est lui qu'on épie en secret ; ses lettres , pleines de respect et de tendresse , sont décachetées par la belle-mère ; il va , il vient , il s'inquiète , on le laisse ramer , c'est son œu- vre; moyennant quoi, l'amant discret et la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.
JACQUELINE.
Je ne puis m^empêcher de rire , malgré le peu d'envie que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chan- delier ?
CLAVAROCnE.
Eh! mais, c'est que c'est lui qui porte la....
JACQUELINE.
C'est bon, je vous comprends.
CLAVAROCHE.
Voyez, ma chère; parmi vos amis, n'auriez-vous point quel- que bonne ame capable de remplir ce rôle important, qui , de bonne foi, n'est pas sans douceur? Cherchez , voyez , pensez à cela. (11 regarde à sa montre.) Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine d'aujourd'hui.
JACQUELINE.
Mais , Clavaroche , en vérité, je ne connais ici personne; et puis c'est une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi . encourager un jeune homme , l'attirer à soi , le laisser espérer, le rendre peut-être amoureux tout de bon , et se jouer de ce qu'il peut souffrir ! C'est une rouerie que vous me proposez.
^* REVUE DE PARIS.
CLAVAROCHE.
Aimez- VOUS mieux que je vous perde? et dans l'embarras où nous sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détour- ner les soupçons?
JACQUELINE.
Pourquoi les faire tomber sur un autre?
CLAVAROCHE.
Hé ! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère , les soup- çons d un mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace • ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu'ils se posent tôt ou tard et le plus sûr est de leur faire un nid. '
JACOUELI^fE.
Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me compromettre très réellement ?
CLAVAROCHE.
Plaisantez-vous ? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas toujours à même de démontrer votre innocence? Un amou- reux n'est pas un amant.
JACQUELINE.
Eh bien!.... mais le temps presse. Qui voulez-vous? Dési- gnez-moi quelqu'un.
CLAVAROCHE, à la fenêtre.
Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un arbre; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre eux; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amou- reux fou de vous.
JACQUELINE.
Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais dit un mot.
CLAVAROCHE.
Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons, Jacqueline, con- sentez.
JACQUELINE.
N'y comptez-pas; je n'en ferai rien.
REVUE DE PARIS. 19
CLAVAROCHE,
Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde; vous êtes fine, jeune et jolie, et amoureuse.,, un peu , n'est-il pas vrai, madame ? A l'ouvrage ! un coup de filet î
JACQUELINE.
Vous êtes hardi, Clavaroche.
CLAVAROCHE.
Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous con- server.
(Il sort.)
SCÈNE II.
Un petit jardin.
FORTUNIO, LANDRY et GUILLAUME, assis.
FORTUMO.
Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
LANDRY.
N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre de- hors.
FORTUMO.
Bien étrange et bien admirable. Oui , quel qu'il soit , c'est un homme heureux.
LANDRY.
Promettez-moi de n'en rien dire ; maître André me l'a fait jurer.
GUILLAUME.
De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souf fier le mot.
Que des pareilles choses existent, cela me fait bondir le cœur. Vraiment , Landry . tu as vu cela ?
20 REVUE DE PARIS.
LANDRY.
C'est bon ; qu'il n'en soit plus question.
FORTU?ÎIO.
Tu as entendu marcher doucement.
LA.JJDRY.
A pas de loup, derrière le mur.
FORTDXIO.
Craquer doucement la fenêtre.
LAINDRY.
Comme un grain de sable sous le pied.
FORTDXIO.
Puis , sur le mur , l'ombre de Ttiomme , quand il a franchi la poterne.
LAXDRY.
Comme un spectre, dans son manteau.
FORTUMO.
Et une main derrière le volet.
LANDRY.
Tremblante comme la feuille.
FORTUMO .
Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas lointains.
LANDRY.
Puis le silence, les rideaux qui se tirent , et la lueur qui disparaît.
FORTLNIO.
Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour,
GDILLACME.
Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline ? Tu aurais fait là un joli métier !
RE^'UE DE PARIS. 21
FORTCMO.
Je jure devant Dieu , Guillaume , qu'en présence de Jacque- line je n'ai jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n'oserais l'aimer. Je l'ai rencontrée au bal une fois ; ma main n'a pas touché la sienne, ses lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle pense .je n'en ai de ma vie rien su , sinon qu'elle se promène ici l'après-midi , et que j'ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher dans l'allée.
GUILLAUME.
Si lu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté? 11 n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait juste- ment Landry : aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.
FORTUXIO.
Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Ju- liette! Je voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger.
GUILLAUME.
Te voilà bien , avec les fredaines 1 Quel bien cela peut-il te faire que Jacqueline ait un amant? C'est quelque officier de la garnison.
FORTCNIO.
J'aurais voulu être dans l'étude ; j'aurais voulu voir tout cela.
GUILLAUME.
Dieu soit béni! c'est notre libraire qui rempoisonnne avec ses romans. Que le revient-il de ce conte ? d'être Gros-Jean comme devant, ^■'espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour ? Hé ! oui, sans doute , monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. Pauvre garçon ! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous autres . avec nos habits noirs , nous ne sommes que du fretin , bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge , et une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison change? Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent. Il n'y a que le revers de Thabit qui change, et
22 REVUE DE PARIS.
qui de jaune devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache retroussée de même, la même allure de corps- de-garde , le même langage et le même plaisir ? Ils sont tous faits sur un modèle ; à la rigueur elles peuvent s'y tromper.
Il n'y a pas à causer avec toi ; tu passes tes fêtes et diman- ches à regarder des joueurs de boule.
GUILLAUME.
Et toi , tout seul à ta fenêtre , le nez fourré dans tes giroflées. Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques tu de- viendras fou à lier. Allons , rentrons ; à quoi penses-tu ? il est l'heure de travailler.
FORTUMO.
Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'é- lude.
( Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.)
JACQUELINE.
Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci , et asseyons-nous sur ce banc.
LA SERVANTE.
C'est donc que madame ne craint pas l'air , car il ne fait pas chaud ce matin.
JACQUELINE.
En vérité , depuis deux ans que j'habite cette maison , je ne crois pas être venue deux fois dans cette partie du jardin. Re- garde donc ce pied de chèvre-feuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les clématites.
LA SERVANTE.
Avec cela que madame n'est pas couverte ; elle a voulu des- cendre en cheveux.
JACQUELINE.
Dis-moi, puisque te voilà : qu'est-ce que c'est donc que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse? Est-ce que je me
REVUE DE PARIS. 25
trompe? je crois qu'ils nous regardent ; ils étaient tout à l'heure ici.
LA SERVANTE.
Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs de maître André.
JACQUELINE.
Ah ! est-ce que tu les connais , toi , Madelon ? Tu as l'air de rougir en disant cela.
LA SERVANTE.
Moi , madame ! pourquoi donc faire? Je les connais de les voir tous les jours ; et encore , je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les connais.
JACQUELINE.
Allons, avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en dé- fendre ? Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal. Voyons, lequel préfères-tu ? fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille , Madelon ; que ces jeunes gens te fassent la cour , qu'y a-t-il de mal à cela ?
LA SERVANTE.
Je ne dis pas qu'il y ait du mal ; ces jeunes gens ne manquent pas de bien , et leurs familles sont honorables. 11 y a là un petit blond , les grisettes de la grand'rue ne font pas fi de son coup de chapeau.
jAcouELixE , s'approchant de la maison.
Qui ? celui-là avec sa moustache ?
LA SERVANTE.
Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.
JACQUELINE.
C'est donc cet autre qui écrit!
LA SERVANTE.
Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé ; mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le di- manche, quand il veut se mettre à danser.
24 REVUE DE PARIS.
JACQUELINE.
De qui veux- tu donc parler? je ne crois pas qu'il yen ait d'autres que ceux-là dans l'étude.
LA SERVANTE.
Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné? Tenez, le voilà qui ^se penche ; c'est le petit Fortunio.
JACQUELINE.
Oui-dà , je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné , ma foi , avec ses cheveux sur l'oreille, et son petit air innocent Prenez garde à vous , Madelon , ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes , ce monsieur-là avec ses yeux bleus? Eh bien î Madelon , il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri. Vraiment , on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire , celui-là , et il a un maître à danser?
LA SERVANTE.
Révérence parler , madame, si je le croyais amoureux ici , ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête , quand vous passiez dans le quinconce , vous l'auriez vu plus d'une fois , les bras croisés , la plume à l'oreille , vous regarder tant qu'il pouvait,
JACQUELINE.
Plaisantez -vous , mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez?
LA SERVANTE.
Un chien regarde bien un évêque , et il y en a qui disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du chien. Il n'est pas si sot, ce garçon , et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à regarder passer les gens.
JACQUELINE.
Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne vous a pas, j'imagine , fait de confidences là-dessus.
LA SERVANTE.
Quand un garçon tourne la tête, allez, madame, il ne faut
REVUE DE PARIS. 25
guère être femme pour ne pas deviner où les yeux s'en vont. Je n'ai que faire de ses confidences , et on ne m'apprendra que ce que j'en sais.
iACQUELINB.
J'ai froid. Allez me chercher un schall , et faites-moi grâce de vos propos.
( La servante sort.)
aACQDELINB , SeuIC.
Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces arbres, Holà! Pierre, écoutez.
LE jARDiMER, entrant. Vous m'avez appelé , madame ?
JACQUELINE.
Oui, entrez là ; demandez un clerc qui s'appelle Fortunio. Qu'il vienne ici ; j'ai à lui parler. ( Le jardinier sort. Un instant après , entre Fortunio.)
FORTUNIO.
Madame , on se trompe sans doute ; on vient de me dire que vous me demandiez.
JACQUELINE.
Asseyez-vous ; on ne se trompe pas. — Vous me voyez , mon- sieur Fortunio , fort embarrassée , fort en peine, Je ne sais trop comment vous dire ce que j'ai à vous demander , ni pour- quoi je m'adresse à vous.
FORTUNIO.
Je ne suis que troisième clerc ; s'il s'agit d'une affaire d'im- portance, Guillaume, notre premier clerc, est là ; souhaitez- vous que je l'appelle ?
JACQUELINE.
Mais non. Si c'était une affaire , est-ce que je n'ai pas mon mari.
FORTUNIO.
Puis-je être bon à quelque chose ? Veuillez parler avec con-
26 REVUE DE PARIS.
fiance. Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service.
JACQUELINE.
C'est galamment et vaillamment parler ; et cependant , si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.
FORTUMO.
L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau.
JACQUELINE.
C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésile par deux mo- tifs : d'abord vous pouvez me trahir, et en second lieu , même en me servant, prendre de moi mauvaise opinion.
FORTUXIO.
Puis-je me soumettre à quelque épreuve ? Je vous supplie de croire en moi.
JACQUELINE.
Mais, comme vous dites , vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez croire en vous , et ne pas toujours en répondre.
FORTDNIO.
Vous êtes plus belle que je ne suis jeune ; de ce que mon cœur sent, j'en réponds.
JACQUELINE.
La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.
FORTUNIO.
Personne ; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude.
JACQUELINE.
Non ! décidément je ne puis parler ; pardonnez-moi cette dé- marche inutile , et qu'il n'en soit jamais question.
FORTUNIO.
Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en sera comme il vous plaira.
REVUE DE PARIS. 57
JACQUELINE.
C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le seiis com- mun. J'aurais besoin, vous l'avouerai je? non pas lout-à-fait d'un ami, cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers ; et je vous dis , je ne sais pourquoi , je vous ai vu à cette fenêtre, j'ai eu l'idée de vous faire appeler.
FORTIMO.
Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur , permettez-moi d'en profiter, Je ne puis que répéter mes paroles; je mourrais de bon cœur pour vous.
JACQUELINE.
Ne me le répétez pas trop ; c'est le moyen de me faire taire.
FORTUKIO.
Pourquoi? c'est le fond de mon cœur.
JACQUELINE.
Pourquoi? pourquoi ? vous n'en savez rien, je n'y veux seule- ment pas penser. Non ; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi grave , Dieu merci , c'est un rien , une bagatelle. Vous êtes un enfant, n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m'adressez légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c'est tout simple; tout homme à votre place en pourrait dire autant.
FORTUMO.
Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, et qu'on peut douter de mes paroles; mais telles qu'elles sont, Dieu peut les juger.
JACQUELINE.
C'est bon ; vous savez votre rôle , et vous ne vous dédites pas. En voilà assez là-dessus; prenez donc ce siège, mettez- vous là.
FORTUNIO.
Je le ferai pour vous obéir.
28 REVUE DE PARIS.
JACODELINE.
Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, ma femme-de-chambre, m'a dît que votre père était joaillier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.
Oui , madame ; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu con- sidérable qui ne connaisse notre maison.
JACODELINE.
Par conséquent , vous avez occasion d'aller et de venir dans le quartier marchand , et on connaît votre visage dans les bou- tiques de la Grand'Rue
FORTUXIO.
Oui, madame, pour vous servir.
JACOUELIXE.
Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas de fortune , mais elle ne peut en disposer. Ses plai- sirs, ses goûts, sa parure, ses caprices , si vous voulez, quelle femme vit sans caprice? tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année , elle ne se trouve en position de faire face à de grosses dépenses. Mais chaque mois, presque chaque semaine , il lui faut compter, disputer , calculer tout ce qu'elle achète. Vous comprenez que la morale, tous les sermons d'économie possibles , toutes les raisons des avares , ne font pas faute aux échéances, enfin, avec beaucoup d'aisance , elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. Qui dit toilette en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les mémoires des four- nisseurs ne portent que ces dépenses banales que le mari appelle »t de première nécessité ; » ces choses-là se paient au grand jour; mais ù certaines époques convenues , certains autres mémoires secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son tour »', de seconde nécessité » , qui est la vraie , et que les esprits mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi , tout s'arrange à merveille ; chacun y peut trouver son
REVUE DE PARIS. 29
compte, et le raari. sur de ses quittances, ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.
Je ne vois pas grand mal à cela.
JACQUELINE.
Maintenant donc voilà ce qui arrive; le mari, un peu soup- çonneux , a fini par s'apercevoir , non du chiffon de trop , mais de l'argent de moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. La pauvre femme aban- donnée n'y a pas perdu un louis ; mais elle se trouve . comme un nouveau Tantale , dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. Plus de confidens, plus de mémoires secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; à tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme adroit , discret surtout, et d'assez haut rang dans la vilîe pour n'éveiller aucun soupçon , voulût aller visiter les boutiriues , et y acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu'il eût, tout d'ahord , facile accès dans la maison; qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût bon goût, cela est clair, et qu'il sût choisir à propos. Peut- être serait-ce un peureux hasard s'il se trouvait par là, dans la ville , quelque jolie et coquette fille , à qui on sût qu'il fit la cour. IN'êtes-vous pas dans ce cas, je suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce qu'il faudrait trouver,
FORTCNIO.
Dites à votre amie que je m'offre à elle ; je la servirai de mon mieux.
JACQUELINE.
Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il pas vrai , que pour avoir, dans la maison . le libre accès dont je vous parle , le confident devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse ? Vous comprenez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? vous comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on lui manque de reconnaissance? mais
3
30 REVUE DE PARIS.
qu'en outre du bon vouloir, le savoir-faire n'y gâterait rien. Il faudrait qu'un soir, je suppose, comme ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse; qu'il fiit prudent, leste et avisé; qu'il se souvint d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le savent: Aux audacieux, Dieu prête la main.
FORTUNIO.
Je vous en supplie, servez-vous de moi.
JACQUELINE.
Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on pourrait dire au confidentle nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine qui vient m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie , c'est moi ; le confident , c'est vous ; la bourse est là au pied de la chaise.
( Elle sort. ) {Guillaume et Landry, sur le pas de la porte.)
GUILLAUME.
Holà ! Fortunio ; maître André est là qui t'appelle.
LANDRY.
Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude?
FORTUNIO.
Hein? plaît-il! que me voulez-vous?
GUILLAUME.
Nous te disons que le patron te demande.
LANDRY.
Arrive ici ; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur?
FORTUNIO.
En vérité , cela est singulier, et cette aventure est étrange.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE,
ACTE DEUXIÈME.
SCENE PREMIERE.
Un salon.
cLAVARocHE , . dcvant une glace.
En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail, tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre! On court , on vole , il n'est plus temps , le mari est rentré , la pluie tombe , il faut faire le pied de grue, une